Né à Boulogne près de Paris en 1878, Lucien Durosoir fit une carrière de violoniste avant de se consacrer à la composition. La déclaration de guerre, en août 1914, mit brutalement fin à cette carrière. De cette date au mois de février 1919 – soit pendant près de cinq ans –, Lucien Durosoir partagea la vie des fantassins dans les tranchées et les terribles combats de la Grande Guerre. À la fin de celle-ci, il s’isola dans une région du sud de la France pour s’adonner à la composition. Sa vie est donc très distinctement partagée en ces trois périodes de durée inégale et de styles de vie très contrastés.
Le violoniste virtuose
Élève d’André Tracol puis d’Henri Berthelier, à 16 ans, au Conservatoire supérieur de Paris, il en est exclu au bout de quelques mois pour insolence envers le directeur du Conservatoire, Ambroise Thomas, à l’époque. C’est donc hors de cette noble institution qu’il continue ses études, toujours avec son maître Berthelier. Dans le même temps, il étudie la composition avec Charles Tournemire. En 1898, il entre comme premier violon aux Concerts Colonne, mais il démissionne au bout d’un an car il est attiré par la carrière de soliste. Il a, en effet, au cours de son premier concert à la salle Pleyel le 7 avril 1899, donné en première audition le concerto de Niels Gade ! Dès 1900 il décide de partir perfectionner la technique et l’interprétation du violon auprès des grands maîtres allemands Joseph Joachim et Hugo Heermann. Sa carrière se fera en majeure partie hors de France ; il entreprend des tournées qui le mènent à travers toute l’Europe centrale, la Russie, l’Allemagne et l’Empire austro-hongrois. Il y fit entendre pour la première fois des œuvres de musique française (Saint-Saëns, Lalo, Widor, Bruneau) comme à Vienne, où il fit découvrir la Sonate en la majeur pour violon et piano de Gabriel Fauré en 1910. À l’inverse, il profita de ses tournées en France pour donner, en première audition, de grandes œuvres du répertoire étranger : en mai 1901, il donne, pour la première fois en France, à la Salle des Agriculteurs le Concerto pour violon de Richard Strauss et, en février 1903, le Concerto de Brahms à la salle Humbert de Romans. Partout, la critique fut élogieuse : « [Lucien Durosoir]fascine le public par l’élévation et l’élan de son jeu » (Neue freie Press, 11 janvier 1910). « Tous ces morceaux furent exécutés avec la même noblesse et la même beauté de jeu » (Wiener Mittags-Zeitung, 28 janvier 1910). « Il a montré, dans le concerto de Max Bruch, les plus rares qualités de sonorité et de musicalité, et dans le concerto de Dvorak, un style et une virtuosité étonnants. Monsieur Lucien Durosoir, à cette belle séance, s’est classé parmi les meilleurs virtuoses de son époque » (Le Figaro, 19 mai 1904).
Le soldat
Lorsque la guerre éclate, Lucien Durosoir est âgé de 36 ans. Après douze mois passés dans les tranchées, l’arme au poing, il devient brancardier. Remarqué alors qu’il jouait du violon dans des offices funèbres, il est sollicité par le général Mangin, grand amateur de musique, pour la formation d’un groupe de musique de chambre : deux, trois, quatre ou cinq au gré des événements, ils jouaient le répertoire approprié qu’ils réclamaient à leurs familles (sonates, trios, quatuors, réduction d’orchestre pour piano et arrangements de toutes sortes, écrits par eux-mêmes) ; on les appelait assez improprement « le Quintette du Général ». Autour de Lucien Durosoir, se regroupèrent rapidement le compositeur André Caplet et le jeune violoncelliste Maurice Maréchal. Tous trois passèrent ensemble ces années terribles et leur amitié se scella aussi bien dans les tranchées que dans les positions de repli où ils faisaient de la musique. L’idée de composer s’affirme de plus en plus fortement dans l’esprit de Lucien Durosoir. Sa mère lui adresse, à sa demande, des partitions de Brahms, Beethoven, Haydn, Debussy et beaucoup d’autres maîtres, dont il étudie l’écriture. Songeant à la fin de la guerre, il écrit, le 12 septembre 1916 : « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes plus libres, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs ».
Le compositeur
Il revient à la vie civile en février 1919. En 1921, le Boston Symphony Orchestra lui propose le poste de premier violon solo. Il est sur le point de partir quand un accident l’en empêche. Il devra alors renoncer à sa carrière de violoniste. Dès lors et jusqu’à sa mort, il vécut retiré, loin de Paris et des milieux artistiques .
André Caplet lui écrivait, dès 1922 : « Je vais parler avec enthousiasme à tous mes camarades de votre quatuor que je trouve mille et mille fois plus intéressant que tous les produits dont nous accable le groupe tapageur des nouveaux venus ”. Lucien Durosoir a laissé une quarantaine d’œuvres qui étaient restées inédites, des pièces pour formations très variées, musique symphonique (Funérailles, suite pour grand orchestre, Dejanira, étude symphonique sur un texte de Sophocle) et musique de chambre (quatuors à cordes, sonates, trios, pièces brèves pour piano, nombreuses pièces pour piano et un instrument mélodique).
Lucien Durosoir compositeur (1920-1950) : genèse, mise en œuvre et bilan de la création
Libéré en février 1919, Lucien Durosoir achève en 1920 trois œuvres dont deux sont d’importantes dimensions : les Cinq Aquarelles pour violon et piano, le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre et le premier quatuor à cordes en fa mineur. L’année suivante voit naître trois autres compositions : Caprice, pour violoncelle et harpe, Jouvence, fantaisie pour violon principal et octuor et Le Lys, sonate pour violon et piano. Une telle productivité est tout à fait surprenante. D’où viennent ces œuvres ? Étaient-elles en germe dans son imagination pendant les derniers mois de la guerre ? C’est fort probable, puisqu’il prédisait à sa mère « des fruits mûrs » dès qu’il se mettrait à écrire.
La guerre avait permis à Lucien de vivre dans la proximité d’André Caplet, compositeur et prix de Rome, avec lequel il partageait le quotidien. Les deux artistes avaient mis à profit leurs moments d’attente et d’inaction pour travailler ensemble, Caplet corrigeant les exercices d’écriture de Durosoir, tous deux analysant et commentant les partitions les plus contemporaines qui leur parvenaient de l’arrière. Après l’abandon du projet de Boston, il était donc logique que Lucien se tournât vers la création musicale. Chacune des résidences provisoires qu’il connut avant de s’installer définitivement a vu naître une ou plusieurs œuvres (Le Balcon, poème symphonique pour cordes vocales et instrumentales, à Bormes-les-Mimosas en 1924, Idylle pour quatuor d’instruments à vent, à Nyons en 1925, Déjanira, étude symphonique, à Vieux-Boucau en 1923, Aube, sonate d’été pour piano à Hendaye en 1926). Ces « fruits mûrs » sont donc, en soi, parfaitement dans la logique de projets anciens : leur abondance surprend cependant, comme la qualité de leur achèvement.
Oisillon bleu, pour violon et piano, sera sa première œuvre entièrement réalisée dans son ermitage des Landes, en prélude à une longue période de stabilité. Suivront alors quelque vingt-trois œuvres, musique de chambre et musique d’orchestre. Les textes qui sont souvent à l’origine des œuvres jouent des rôles variés : du texte de la mélodie (Sonnet à un enfant de Raymond de la Tailhède, À ma mère de Théodore de Banville) au support des évocations musicales (Jean Moréas fournit le délicat programme de Oisillon bleu, José Maria de Hérédia donne à Jouvence la trame héroïque que le musicien tournera en dérision, Arthur Rimbaud lance pour Aube, sonate d’été, les visions extravagantes qui fonderont les idées musicales. Le visage des disparus s’exprime dans le registre le plus expressif des instruments. (Rêve, pour violon et piano, composé en 1925 à la mémoire d’André Caplet qui vient de mourir ; Prélude pour orgue, en souvenir de son ami Georges Rolland, 1945, Chant élégiaque en hommage à la grande violoniste Ginette Neveu disparue dans un accident d’avion, l’une de ses dernières œuvres, 1950).
De l’analyse des œuvres actuellement publiées, on peut déduire quelques caractéristiques du style de Lucien Durosoir. Celui-ci repose sur des bases totalement personnelles : on y chercherait en vain des références contemporaines ou passées. Pas de forme « académique » malgré les annonces d’un grand classicisme (trio, quatuor à cordes, quintette, sonate…) ; mais plutôt un retour vers la liberté formelle des pré-classiques (Caprice, Fantaisie, Prélude), des titres suggérant un projet esthétique (Rêve, Vitrail, Berceuse, Ronde, Jouvence, Poème, Idylle, Funérailles, Incantation bouddhique, Aube, Nocturne…). Une recherche du son rare : dans le choix de certaines formations (cor, harpe et piano ; violoncelle et harpe ; quatuor pour flûte, clarinette, cor et basson), dans des métriques peu usitées (5/4, 7/4), dans des tonalités chargées d’altérations qui dépaysent les oreilles les plus averties. Un univers sonore dense, basé sur la forte individualisation du discours de chaque instrument dans les formations moyennes, l’abondance des mentions de caractère agogique, celles-ci parfois très impératives (le « Rapide et fiévreux. Halluciné » qui revient plusieurs fois dans le premier mouvement du Quatuor à cordes en si mineur, 1933-1934). Un vertige de la difficulté, dans la technique instrumentale (aspect très personnel de l’écriture pianistique dont l’émiettement procure des effets encore inouïs ; extrême virtuosité demandée au violoncelle contre laquelle protestait Maréchal) ; dans la complexité de l’écriture : harmonie tourmentée, superposition de rythmes contraires, atonalisme raisonné, écriture polymélodique. La personnalité complexe de l’homme apparaît dans ces thèmes inquiets, voire angoissés, débouchant sur une séquence d’une allégresse irrépressible, dans cette constante remise en question de ce qui vient d’être écrit par une autre manière de le dire, dans ce recours amoureux à certains artifices du contrepoint, nullement dépaysés dans ce langage si peu conventionnel. La Prière à Marie (1949), l’une de ses dernières œuvres, est pourvue d’une dédicace à ses enfants qui livre en quelques mots ce qui fut le sens de la vie du maître : « Puissent les biens spirituels descendre en eux, que leur vie entière ils en conservent l’amour ». Un vrai message de spiritualité de celui qui a connu le pire à ceux qui sont encore innocents.