Pas de vacances estivales pour l'anglaise Jane Eaglen. La plus éminente Brünnhilde de sa génération rentrait au travail en juin pour l'événement de l'été, soit les trois représentations consécutives de L'Anneau du Nibelung de Wagner, à l'Opéra de Seattle. Deux mois de répétitions plus tard, L'Anneau de Seattle reçut des critiques favorables, avec une bonne part d'éloges pour Eaglen.
L'interprétation de Brünnhilde relève de l'exploit. De tous les rôles de L'Anneau de Wagner, œuvre grandiose en quatre opéras, celui de l'héroïne, Brünnhilde, est sans contredit le plus exigeant: il requiert non seulement assez d'endurance pour chanter trois opéras en cinq soirs, mais aussi une voix puissante, qui porte au-delà de l'orchestration wagnérienne, de même qu'une grande sensibilité émotive pour donner souffle au drame. Parmi les plus grandes interprètes de ce rôle, on retrouve Frida Leider, Kirsten Flagstad et Birgit Nilsson. L'espoir d'aujourd'hui est Jane Eaglen, qui s'est jointe à la production de L'Anneau de Seattle en 2005, tout juste après avoir participé à une production du même cycle à Chicago.
Bien qu'Eaglen ait chanté L'Anneau de nombreuses fois, cette production est différente en raison de la longueur de la période des répétitions (en prime, l'événement a lieu à Seattle, son lieu de résidence !) et aussi parce qu'Eaglen travaille avec le metteur en scène Stephen Wadsworth sur une reprise de la production de 2001 de L'Anneau à Seattle. «Cette fois-ci, le spectacle est plus satisfaisant du point de vue dramatique», affirme Eaglen.
Wagner a une signification toute spéciale pour Eaglen. « Je suis née pour chanter Wagner », remarque-t-elle. Ce sentiment fut appuyé par d'autres alors qu'Eaglen était encore très jeune. «J'étudiais le piano à l'âge de cinq ans et, à un moment donné, je voulais être pianiste ou chef d'orchestre. Mon professeur de piano m'a suggéré d'étudier le chant et, après quelques leçons, j'en suis devenue une accro ! » Après quelques années de leçons avec un professeur local qui voyait en elle le potentiel d'une future Norma ou Brünnhilde, Eaglen a passé des auditions au Guildhall School of Music de Londres, mais elle ne fut pas acceptée.
À l'age de 18 ans, Eaglen passa les auditions du Royal Northern College of Music à Manchester. Joseph Ward reconnut son potentiel et la prit comme étudiante. «Il croyait que le corps prenait du temps à développer suffisamment de force, dit Eaglen. Je n'avais pas une voix exceptionnelle à l'époque, mais il savait que ça demandait du temps.» En quelques semaines, Ward l'orienta vers des rôles tels que Norma et Brünnhilde. « Il a ciblé quatre ou cinq notes au cœur de ma voix qui avaient une sonorité particulière, se souvient Eaglen. Il croyait que je finirais par chanter les opéras de Bellini et de Wagner, donc aussi bien commencer à me familiariser avec la musique et les styles. Nous nous sommes mis à travailler des extraits de Bellini et de Wagner, mais c'était uniquement les extraits que j'étais capable de chanter: des lignes de "Casta Diva" de Norma ou encore la musique de Sieglinde extraite de Die Walküre, mais sans les notes aiguës. »
Les notes aiguës sont venues avec le temps. La clé de son développement ? « Nous avons travaillé une méthode de bel canto. Selon Ward, nous chantons avec tout le corps. Les cordes vocales et le souffle doivent être supportés par les muscles du corps. Nous avons développé le diaphragme afin qu'il appuie sur le souffle. Il faut plus d'intensité pour chanter des notes aiguës et pour chanter doux. Chanter un opéra est comme courir un marathon. Lorsque je donne des classes de maître, je veux que les étudiants comprennent que le chant est un travail très exigeant sur le plan physique. Beaucoup de chanteurs ne chantent pas avec tout leur corps. »
En 1984, après avoir été rigoureusement encadrée par Ward pendant quatre ans, Eaglen s'est jointe à l'English National Opera pour y chanter des rôles de soutien. Elle fit sa percée lorsqu'elle joua le rôle de Donna Anna dans Don Giovanni de Mozart, avec l'Opéra d'Écosse, au sein duquel elle joua également les rôles de Tosca et de Norma.
La diva anglaise a un faible pour la ville de Seattle. En janvier 1994, Eaglen a remplacé Carole Vaness à la dernière minute dans la production de Norma donnée par l'Opéra de Seattle; sa performance provoqua un grand enthousiasme. Les enregistrements en direct de sa performance subséquente de Norma, parus sous les étiquettes Opera d'Oro et EMI, furent également très bien accueillis. Speight Jenkins, directeur général de l'Opéra de Seattle, est intervenu rapidement : « Quelques jours après que Jane Eaglen ait fait ses débuts américains non planifiés à Seattle, je lui ai demandé si elle jouerait le rôle d'Isolde. Elle a accepté avec enthousiasme. J'ai ensuite demandé à Ben Heppner s'il accepterait de jouer le rôle de Tristan. » Le ténor héroïque canadien s'est joint à la production, et les deux chanteurs ont donné une première performance triomphale lors de la représentation estivale de Tristan und Isolde en 1998, qui fut la production la plus marquante de cette année-là. Le spectacle de « Ben et Jane » s'est ensuite rendu au Metropolitan Opera en 1999 (où il fut filmé et diffusé sur PBS) et à Chicago en 2000. Pendant ce temps, Eaglen fit ses débuts au Lyric Opera de Chicago avec son interprétation de Brünnhilde en 1996, répétant le rôle à l'été 1999 avec l'Opéra de San Francisco et au printemps 2000 avec le Metropolitan Opera, avant de retourner à Seattle pour la production 2001 de L'Anneau. En 1999, elle épousa un bénévole de l'Opéra de Seattle, Brian Lyson, et le couple s'installa à Seattle. Depuis, elle se produit régulièrement à l'Opéra de Seattle, notamment dans le rôle de Leonore de l'opéra Fidelio de Beethoven, dans le rôle-titre de Turandot de Puccini et dans le rôle-titre d'Ariadne auf Naxos de Richard Strauss. À l'Opéra de Seattle, elle a obtenu le prix de l'artiste de l'année à deux reprises.
Pour ce qui est des enregistrements d'Eaglen, il existe un vaste catalogue d'interprétations d'œuvres de Bellini, de Wagner et de Puccini; un enregistrement attendu de Tristan und Isolde est toutefois en suspens en raison de certaines incertitudes de l'industrie. Sa façon d'approcher la musique de Bellini et de Wagner est un sujet favori des intervieweurs. « Je chante la musique de Wagner à la manière italienne, plutôt que de chanter de la musique italienne à la manière allemande. On approche la musique en chantant des lignes et des phrases. Dans le passé, Frieda Leider et Lilli Lehmann ont interprété à la fois des œuvres italiennes et des œuvres de Wagner. » Néanmoins, il est difficile de ne pas cataloguer Eaglen comme une soprano wagnérienne, étant donné que celles-ci se font rares. Toujours à la recherche de nouveaux défis, Eaglen a abandonné Turandot. « Je trouve insatisfaisant d'être là debout pendant 18 minutes à chanter en ne faisant que pointer du doigt. » Un saut vers la comédie avec Die Fledermaus de Johann Strauss suivra son agréable expérience dans la production d'Ariande auf Naxos de Richard Strauss à Seattle. Pour ce qui est des œuvres dramatiques, un rôle est prévu pour Eaglen dans Macbeth de Verdi à l'Opéra de Vancouver en Septembre 2006, un rôle qu'elle a évité dans le passé. « Je ne le chanterai pas de façon vulgaire. Je le chanterai en bel canto, avec de l'expression dramatique dans la voix. »
Récemment, Eaglen a reçu un doctorat honorifique de l'Université McGill soulignant l'ensemble de ses réalisations. Lors de l'allocution de la remise de son diplôme, Eaglen a précisé que la musique classique est la plus stimulante et la plus énergisante qui soit. « Je crois que nous avons tous besoin de divertissement sous une forme ou une autre; en tant que fournisseurs de divertissement, nous devons être fiers de pouvoir parvenir à rendre les autres plus heureux grâce à nos efforts. »
« Je sais que je travaille mieux si j'ai d'autres choses dans ma vie... ma propre forme de divertissement. Pour moi, cela comprend le baseball, aller encourager les Mariners de Seattle, ce qui est souvent un exercice futile, ou aller au cinéma, lire et même regarder American Idol à la télévision. Toutes ces choses me permettent de me reposer l'esprit, de décrocher de mon travail. Jusqu'à récemment, j'écoutais aussi une cassette que j'appelais ma "cassette d'échauffement," qui comprenait diverses chansons de Meatloaf, de Whitney Houston et de Bonnie Tyler. Je chantais avec la musique dans la douche tout en me préparant à aller au théâtre; il s'agissait véritablement d'un échauffement, mais ça me mettait aussi de bonne humeur et me donnait de l'énergie. Il n'y a rien de mieux que de chanter "Holding Out for a Hero" à tue-tête pour se préparer à sauver le monde dans la peau de Brünnhilde. C'était mon divertissement et ça me préparait pour mon travail. »
« J'ai eu la chance de me lier d'amitié avec un acteur remarquable, le défunt Roddy McDowell, et une fois, j'ai eu une conversation similaire avec celui-ci. Nous discutions d'un constat qui est souvent fait dans notre milieu, à savoir que nous ne faisons pas un travail "qui sauve des vies". À ce sujet, McDowell a dit : "C'est vrai, mais le chirurgien qui sauve des vies vient entendre un concert, un opéra ou un récital, et il se sent mieux par la suite. Le lendemain, il peut donc mieux faire son propre travail, ce qui rend le nôtre tout à fait utile." » *