Dès ses premières œuvres, Ferneyhough a affronté le problème d'un rapport nécessaire et dialectique entre expression et formalisation, rapport qui réfracte la tension du sujet compositionnel avec le matériau. L'expression, chez lui, est d'emblée un flux impétueux qui exige une forte densité d'écriture et une dramaturgie de la forme. Si l'écriture provient de l'héritage sériel – un héritage saisi tout d'abord davantage comme résultat esthétique que comme « système » de pensée –, la conception de la forme en dépasse les apories : la musique de Ferneyhough se construit à partir des catégories temporelles. La formalisation repose sur des strates structurelles enchâssées les unes dans les autres et suivies de caractéristiques musicales capables de se développer indépendamment ou d'interagir de multiples façons. La relation entre « le flot énergétique de détail et l'agencement structurel général », que Ferneyhough perçoit sous la forme d'une « collision », fait apparaître un élément primordial de sa pensée musicale : la tension entre les différents aspects de l'écriture, la non-réduction à l'unitaire : ils renvoient à l'idée de polyphonie. Dans des œuvres encore modestes comme les 4 Miniatures pour flûte et piano (1964) ou Coloratura pour hautbois et piano (1966), les relations mouvantes entre les instrumentistes, considérés comme des « personnages différents » ayant une certaine indépendance, sont à cet égard significatives ; cette dramaturgie de l'écriture sera portée plus tard à un tout autre niveau. Par contraste, des pièces pour piano comme Epigrams ou la Sonate pour 2 pianos (1966) explorent des procédures plus abstraites, des « modèles répétitifs à grande et petite échelle » ; elles seront elles aussi développées dans les œuvres ultérieures. Dans cette optique, Prometheus pour sextuor à vent (1967), Sonatas pour quatuor à cordes, et Epicycle pour 20 cordes (1968) constituent une sorte d'aboutissement. (...)
La pièce la plus ambitieuse de cette période, Firecycle Beta (1969-71), divise l'orchestre en une série de groupes indépendants, reflet d'une conception générale visant à créer des perspectives d'écoute multiples ; l'œuvre fut d'abord pensée en trois parties dans lesquelles le matériau serait perçu selon des angles différents, la densité de la première plaçant l'écoute à grande distance du processus musical, la dilatation de la troisième obligeant au contraire à s'en approcher au plus près ; la seconde, intermédiaire, fut toutefois seule composée. L'enchevêtrement de ses textures complexes, qui conduit à une écoute changeant constamment de « focale », nécessite cinq chefs. On trouve là, en germe, une idée qui sera explorée dans Transit puis développée à grande échelle dans les Carceri d'invenzione, les différentes formes d'écoute étant par ailleurs associées à des images symboliques.
Une telle conception polyphonique ne repose pas sur des constructions homogènes, fondées sur les seules structures de hauteurs, mais sur les multiples catégories du sonore et différents types de musicalité (cycles rythmiques, modes de jeu, sonorités, registres, courbes dynamiques, densités des événements et des textures etc.) ; elle définit un espace qui lui-même n'est pas homogène ou stable, mais en perpétuelle redéfinition, et ce en fonction de la nature même des phénomènes. D'une certaine manière, il faut considérer la notion d'espace, dans la musique de Ferneyhough, comme traversée par les caractéristiques temporelles, par des « paquets de temps » eux-mêmes très différenciés, et parler, au pluriel, d'espaces en mouvement ; cela implique une redéfinition de la notion d'harmonie à la fois comme construction spatiale (synchronique) et comme fonction temporelle (diachronique), qualités qui furent les siennes à l'époque tonale mais qui devinrent un problème dans la musique atonale : « En un sens [...] “harmonie” n'est pas un terme qui convient particulièrement. Je travaille beaucoup sur les sonorités, qui tendent à opérer selon différents critères fonctionnels tels que la consistance, la densité, la transparence, etc. [...] Quand une sonorité est construite sur un nombre relativement grand de hauteurs individuelles, on ne peut plus, à mon sens, appliquer les règles qui conviennent aux accords de trois ou quatre notes ». Une telle prise de position fait toute la différence entre les options choisies par Ferneyhough et celles de compositeurs comme Boulez ou Benjamin, pour qui le concept central d'harmonie devait être aussi repensé. Les relations entre transparence et opacité, entre des textures dont les composants sont perceptibles et d'autres plus proches du chaos, les tensions entre les registres et les états dynamiques extrêmes, qui donnent à la musique une présence quasi corporelle, impliquent des perspectives d'écoute différenciées, changeantes, qui s'inscrivent dans une dynamique formelle, la distance entre les extrêmes étant ici à la fois une notion spatiale et une notion temporelle. L'évolution de ces « corps sonores », réunion de forces contradictoires et résultats d'un flux d'énergie dont ils sont une forme momentanée à chaque instant, projetés dans des champs variables, où ils entrent en conflit ou en synergie, définit la forme en créant des tensions à petite et à grande échelle, en inventant des parcours qui mènent d'un point à un autre, en imposant des changements de niveaux qui font basculer l'œuvre d'une section à une autre. (...)
C'est le cas dans Transit, œuvre magistrale écrite pour 6 voix amplifiées, trois solistes et ensemble (1972-75). L'idée de mise en perspective des caractéristiques de l'écriture et de l'écoute elle-même conduit à un motif philosophique qui est symboliquement « représenté » par la disposition des forces instrumentales et vocales sous la forme de cercles concentriques. À partir d'une gravure de Camille Flammarion, Ferneyhough réfléchit les différentes formes de représentations de l'univers – religieuse, philosophique, humaniste, scientifique – au travers d'une transformation de la matière sonore qui, en passant du sextuor vocal aux cuivres graves, évoque la « transformation de la vue du monde anthropocentrique et concrète vers la Musique des Sphères », que l'on peut aussi interpréter comme une transformation alchimique menant à l'illumination (on retrouve ainsi quelque chose du projet avorté de Firecycle Beta). Le sens devient loi formelle, mais sous la forme de signes qui existent par eux-mêmes : dans Transit, le sens apparaît en tant qu'interprétation. Cette tendance à un déploiement grandiose de la forme va prendre dès lors l'aspect du cycle et de l'intégration d'éléments référentiels, ceux-ci étant incorporés, composés par elle. Le cycle des Time and Motion Study développe ainsi l'idée de perspectives multiples à travers des effectifs divergents : la première pièce est pour clarinette basse solo (1971-77) ; la deuxième pour violoncelle et bande (1973-76) ; la troisième pour 16 voix et électronique (1974). Une même idée gouverne la micro et la macrostructure, l'ensemble des pièces s'attachant au concept d'efficacité, notamment dans la situation de la production, de la reproduction et de la réception esthétiques. (...)
L'écriture fait constamment l'expérience de ses propres limites et la forme en hérite d'une certaine manière. Ainsi, la forme générale de Transit repose sur une progression impressionnante que l'on peut assimiler à une forme de transcendance (ou de réflexion sur la transcendance) : l'œuvre s'élève jusqu'à sa partie finale, après avoir traversé les différents cercles instrumentaux. (...)
Cela permet de comprendre que la musique de Ferneyhough soit avant tout rhétorique : elle est fondée sur des phrases musicales qui concentrent un certain nombre de caractéristiques structurelles provenant de la formalisation sous-jacente des différents paramètres, indépendants les uns des autres. C'est en cela qu'elle est faite, selon la terminologie du compositeur, de figures et de gestes. Par figure, Ferneyhough entend des qualités structurelles atteignant une configuration spécifique à tel moment de la pièce, mais se dissolvant aussitôt pour se recomposer juste après. Par geste, le compositeur désigne le contour pris par une telle conjonction de forces, formant une entité reconnaissable pour la perception. On comprend alors que les qualités « figurelles » soient appelées à engendrer perpétuellement de nouveaux gestes, selon un processus logique qui suppose leur analyse et le développement de leurs potentialités (là encore, ce ne sont pas les données préalables abstraites qui déterminent le geste, mais l'analyse concrète des qualités « figurelles » qu'il contient).
Toutefois, ces qualités « figurelles » ne naissent pas seulement de la fantaisie créatrice de l'auteur, ou de sa capacité combinatoire ; elles résultent, pour une part essentielle, de leur confrontation avec des structures pré-ordonnées, en partie abstraites. Les grilles rythmiques en sont un exemple. Ferneyhough établit une suite de mesures avant le travail de composition proprement dit, cadre de la pièce toute entière ; l'idée musicale va lui être confrontée : elle peut s'y glisser, par coïncidence, ou les transgresser, inscrivant une infinité de tensions avec elles. De nombreuses procédures équivalentes déterminent le travail compositionnel, qui s'apparente à un conflit entre l'arbitraire des structures préalables et la fantaisie des formes musicales. Ces structures préalables affectent l'ensemble des paramètres, y compris ceux que le sérialisme n'avait pas retenus, tels les degrés de densité (nombre de notes dans la succession ou la superposition), ou les relations entre notes tempérées et quarts de tons (ceux-ci étant des sortes de satellites placés autour des notes tempérées, et non des notes à part entière qui impliqueraient une échelle de référence de vingt-quatre sons). Le travail compositionnel tisse alors ses fils à partir de ces différentes couches d'organisation, les caractéristiques d'une couche pouvant être reportées sur une autre comme c'était déjà le cas dans la musique sérielle. Pour faire comprendre son processus de pensée, Ferneyhough a suggéré l'image de la vague qui se brise sur les rochers, faisant apparaître une forme reconnaissable et éphémère qui provient d'une accumulation de forces sous-jacentes. Ainsi les procédés de structuration préalables représentent-ils les forces cachées qui s'expriment à la surface par des gestes musicaux d'intensité variable, et dont les qualités figurales se recomposent sans cesse afin de produire de nouveaux gestes. (...)
La musique de Ferneyhough est pensée si profondément dans tous ses aspects, et son impact est si puissant à l'audition (bien que certaines pièces n'arrivent pas toujours à rendre claire l'accumulation d'idées et de structures sur laquelle elles reposent) qu'elle constitue un moment central du point de vue esthétique et historique. Elle s'est développée de façon organique sans jamais dévier, indépendante par rapport aux différents courants contemporains, mais aussi par rapport à ses devanciers immédiats. Sa revendication d'une subjectivité libre de se déterminer soi-même, mais confrontée aux « lois » du matériau et à toute une série de principes contraignants qui reconstitueraient les condensations opérées par les musiques traditionnelles, orales ou écrites, distingue Ferneyhough de la plupart de ses contemporains. Il y a chez lui, comme c'était le cas pour Schoenberg, l'idée que le sens musical provient des relations et non d'un fondement dans la nature ou dans un style de référence (comme Schoenberg, Ferneyhough ne respecte guère les lois de la résonance naturelle). Ses œuvres tirent de là une dimension visionnaire qui est un pari sur l'avenir. Pensée et œuvres, comme un condensé de forces, sont appelées à rayonner et à résonner loin au-delà de l'époque qui les a vues naître, une époque dont elles sont l'une des manifestations les plus glorieuses.