Cheryl Studer fut probablement la Diva "assoluta" des années 90. Égérie des studios d'enregistrement, on lui fit enregistrer à la chaîne des rôles vocalement paradoxaux. Malmenée vers la fin des années 90, en se faisant par exemple renvoyer de l'Opéra de Munich par Zubin Metha, sa carrière semble avoir pris un autre rythme. Cheryl Studer nous a reçu au lendemain de ses concerts Wagner à la Cité de la Musique et avant de retourner à Rouen pour le dernier de la série. Rayonnante, épanouie, elle parle de sa carrière présente et passée avec une philosophie de la vie et une franchise qui forcent l’admiration.
Votre carrière a connu quelques péripéties ces dernières années. Comment les avez-vous vécues et où en êtes-vous aujourd’hui ?
-Les dissensions et différends que j’ai eus avec un certain nombre de chefs ont répandu la rumeur que j’avais perdu ma voix. J’ai en fait connu une période de fatigue, comme cela arrive à beaucoup. Mais j’ai peu à peu repris le chemin du chant, et la voix est toujours là. Elle est intacte, elle se porte bien. Elle a gagné en maturité - elle n’a sans doute plus la couleur argentine d’antan, mais a pris des couleurs plus sanguines, et plus de rondeur. Elle est enfin capable d’affronter les grands emplois auxquels on me destinait lorsque j’étais plus jeune : les emplois straussiens et wagnériens – tout cela parce que j’avais une voix sonore ! Seulement, à l’époque, je ne me sentais pas prête pour me spécialiser dans ce répertoire. J’ai voulu prouver que je pouvais être colorature : d’abord parce que les notes étaient là, comme un don naturel ; ensuite parce que je voulais explorer toutes les possibilités de ma voix ; enfin parce que je voulais m’ouvrir le plus vaste répertoire possible. Je savais que je n’étais pas Edita Gruberova, mais je savais aussi que je n’étais pas Birgit Nilsson. J’envisageais ces emplois de colorature comme un passage intéressant et stimulant dans ma carrière…
On vous a souvent reproché cette versatilité…
-Mettez-vous à la place d’un directeur de théâtre ou d’un agent artistique. Il a besoin d’un Nemorino, il doit pouvoir identifier dans la seconde deux ou trois ténors spécialisés dans cet emploi. Dès lors que vous brouillez les pistes, votre vie se complique. Et pourtant je me suis toujours battue pour faire comprendre qu’être capable de chanter à la fois Otello et Nemorino, ou Violetta et la Reine de la Nuit, si vous préférez, n’est pas une tare, ni une aberration, mais un talent ! Cette vision des choses n’est pas très politiquement correcte dans le monde de l’opéra aujourd’hui, mais il faut combattre pour l’imposer, sans quoi c’est le répertoire lui-même qui devient toujours plus étroit. J’ai cru en mon don, j’ai cru en « la force du destin » et j’ai imposé cette variété de répertoire. Cela m’a permis de m’accomplir artistiquement comme je ne l’aurai jamais espéré.
Aujourd’hui, avez-vous le sentiment d’avoir pleinement vécu cette carrière, n’avez-vous aucun regret ?
-Aucun. J’ai vraiment fait une grande carrière ! Je n’ai aucune frustration. Je sais comment fonctionne le business de l’opéra. Je connais ses bons et ses mauvais côtés, et je sais qu’il lui faut sans cesse renouveler les stocks. Il y a de formidables artistes dans les pays de l’Est, qu’il faut absolument découvrir. Et vous savez quoi ? Ils ne coûtent rien ! Tout cela est logique…
Vous semblez avoir développé une sorte de sagesse…
-J’étais une « functioning artist », une artiste qui tourne, et à plein régime ! Je suis redevenue un être humain. A présent, je suis pleine de gratitude à l’égard des combats et des difficultés que j’ai affrontés. Si j’avais continué comme cela, j’aurais fini par me détester. Par la force des choses, j’ai dû arrêter puis redémarrer lentement. Ce temps de recul, je ne l’aurais jamais pris par moi-même, or il était essentiel à ma vie même. Voyez-vous, je ne chantais pas dans un esprit de compétition. Et pourtant, je me suis rendu compte que cette compétition était là malgré tout, au plus profond ; que je cherchais, inconsciemment, à maintenir ma position dans le monde de l’opéra, à rester dans la lumière, au prix d’un combat intérieur de tous les instants. Je vivais avec cette tension permanente, sans m’en rendre vraiment compte, et je ne m’autorisais jamais à lâcher prise. Qu’est-ce que le chant ? ai-je vraiment besoin de chanter ? Ces questions vitales, je ne me les posais pas. La crise que j’ai traversée m’a permis de me les poser. Cette « middle-age crisis » est devenue pour moi une « middle-age opportunity » : l’occasion de remettre à plat un certain nombre de choses et de trouver la bonne perspective. J’ai notamment reconstruit complètement ma vie privée, après deux divorces : par le plus grand des hasards, j’ai trouvé – ou plutôt retrouvé – l’amour de ma vie ! Nous nous étions connus et fréquentés à Vienne, pendant nos études ; la vie, la carrière et surtout nos egos surdimensionnés nous avaient éloignés, et nous nous sommes retrouvés, trente ans après. Finalement, je suis une survivante et j’ai la force des survivantes.
Et qu’en est-il de votre relation avec le chant ?
-Je n’ai pas besoin de chanter. Je n’ai plus besoin de chanter. Je pourrais me contenter de chanter dans ma salle de bain, ou dans mon jardin. Peu m’importe. Seulement, je pense que lorsque vous avez reçu un don, il est criminel de le laisser dépérir. Cela vous donne une grande responsabilité. Il faut le chérir, le développer. Ainsi, je ne chante pas pour moi, mais pour les autres.
D’où sans doute votre implication dans l’enseignement…
-Oui. Je suis professeur de chant à plein-temps à l’Ecole de musique de Wurzbourg, qui a une excellente réputation. Je chante en concert pendant les vacances scolaires, ce qui me laisse peu de temps. Et si j’accepte un engagement sur le temps d’enseignement, je rattrape les cours, comme c’est le cas pour ces concerts en France. Les élèves sont de tous les niveaux. Je consacre 80% de mon temps à enseigner la technique pure : ce ne sont pas des master classes ! Mais je crois à la relation intime entre technique et interprétation. J’ai eu avec mes professeurs des expériences extrêmement riches. Ils ne m’ont pas apporté seulement la technique de base, mais aussi une véritable inspiration. En enseignant, je veux rendre ce que j’ai reçu : la technique, et l’inspiration ! Du reste, lorsque j’avais seize ans, je m’étais assigné trois buts artistiques : chanter la Maréchale, chanter les Vier letzte Lieder et devenir professeur.
Et aujourd’hui, quels seraient vos objectifs ?
-Réussir ma vie personnelle, d’abord. Et puis aborder des rôles que j’ai différés , comme les rôles véristes : Tosca, André Chénier, Adriana Lecouvreur… Je voudrais aussi m’investir davantage dans la mélodie, notamment la mélodie espagnole et française. Je raffole des Ariettes oubliées, des Fiançailles pour rire, des Nuits d’Eté, et de Shéhérazade ! Je voudrais aussi m’essayer aux mélodies grecques. Je voudrais enfin travailler davantage avec des musiciens que j’admire, comme Christian Benda, le dernier descendant de la grande lignée allemande, qui est un chef comme il en existe peu.
En somme, vous restez au contact permanent de la musique.
-Je ne pourrais pas vivre sans la musique. Je suis passionnée par le répertoire le plus classique, mais aussi par les musiques folkloriques, par le jazz … Je vis baignée de musique, à l’exception de la musique médiévale et de la musique baroque, qui ne me parlent pas… sauf comme musiques d’ambiance… Je n’y trouve pas l’enracinement humain que j’attends dans toute musique… … que je trouve en revanche chez Beyoncé et Christina Aguilera ! C’est ce qui me plaît dans la voix : cette dimension humaine. Pendant toutes ces années de chant, je n’ai pas rencontré de chanteur dont je puisse dire du mal. Tous sont des individus particuliers, pétris d’humanité, pleins de naïveté et d’imagination, et portant en eux quelque chose de foncièrement sain. J’adore les chanteurs !
Propos recueillis par Sylvain Fort