« Une machine pour exprimer des forces tempétueuses »«Au buffet d’orgue des passions, exulte, Maître du chant ! », déclame Saint-John Perse dans un de ses beaux poèmes avant de poursuivre par « Les vents sont forts ! Les vents sont forts ! Écoute encore l’orage labourer dans les marbres du soir. »
Ces quelques vers suffiraient à résumer la puissance suggestive de cette machinerie souvent énorme et complexe, qui tantôt envoûte le fidèle par ses sons surgissant des diverses parties du buffet, tantôt semble leur donner une sorte de vision d’éternité par les longues tenues qu’elle est pratiquement la seule à pouvoir produire, ou encore emporter l’auditeur dans un déferlement de sons incandescents propres à figurer le souffle du Divin.
L’orgue trônant de fait au sein des édifices religieux, cette puissance suggestive se trouve tout naturellement au service du sacré. Quant aux grands thèmes musicaux qui traversent la littérature pour orgue de la Renaissance à nos jours, ils sont pour la plupart basés sur le grégorien pour les pays latins et le choral pour le monde anglo-saxon, les deux étant intimement liés.
Cet instrument a une histoire parfois indépendante de tout art religieux
Cette correspondance thématique entre Grigny ou Messiaen, Bach ou Berg donne ce sentiment de permanence, de lente transformation d’un matériau thématique caractérisant un art sacré en opposition avec des courants plus brefs et plus dépendants des modes du moment.
Mais cela ne doit pas faire oublier que cet instrument a une histoire parfois indépendante de tout art religieux. Il suffit de s’imaginer dans les salons de la princesse de Polignac ou dans la grande salle du Trocadéro à la fin du Second Empire et d’y entendre les charmants duos d’un Charles-Marie Widor ou d’un Camille Saint-Saëns pour piano et orgue, pour y découvrir un instrument qui, sorti de son contexte liturgique, prend une couleur tout à fait profane.
Les pays anglo-saxons, pourvus aujourd’hui encore d’orgues dans les principales salles de concert, ont suscité tout un répertoire prolongeant les grands courants de la musique symphonique et même opératique. J’écoutais récemment une superbe transcription de La Mer de Debussy réalisée et exécutée par un organiste d’outre-Manche qui témoigne de la richesse de cette tradition.
Développer un visage chambriste, intime, de l'orgue
Pour ma part, je n’ai jamais tranché entre ces deux visages de l’orgue. Il reste avant tout cette machine avec laquelle j’exprime depuis tout jeune, par la pratique de l’improvisation, ces forces tempétueuses dont parlait plus haut le poète et qui irriguent ensuite mon œuvre écrite.
Inéluctablement, sa présence sonore au sein de l’orchestre (il suffit, par exemple, d’écouter Symphonie n° 3 de Saint-Saëns) ravive la dimension sacrée. J’essaie alors de ne pas la subir et, au contraire, d’utiliser mes propres élans, mes propres rythmes, mon propre discours avec ses diverses attaches dans les musiques actuelles, savantes ou populaires, pour établir un nouveau dialogue avec le sacré.
Dans ma dernière pièce pour orgue et orchestre La Barque solaire, si l’orgue renforce le caractère rituel du sujet – le rite des morts égyptiens –, l’essentiel de son rôle sera de transformer le son de l’orchestre par les diverses couleurs de ses registrations, comme le ferait un synthétiseur.
C’est ainsi que j’ai été amené à développer un visage chambriste, intime, de l’orgue comme dans mon Ground II pour percussions et orgue ou Choral’s Dream pour piano et orgue. L’orgue est alors imbriqué dans le vibraphone ou les arabesques du piano et, quelquefois, semble ouvrir le spectre sonore du piano en rajoutant des harmoniques suraigus ou des graves presque imperceptibles qui créent un nouvel instrument. On est loin de l’image poussiéreuse de ce vieil instrument…
Emmanuelle Giuliani
(La Croix)