Salvatore Sciarrino
Parcours de l'œuvre par Gianfranco Vinay (Ircam)
(retouché pour le rendre compréhensible, la version proposée est en effet parfois syntaxiquement incorrecte et inutilement alambiquée)
Né à Palerme le 4 avril 1947, Salvatore Sciarrino étudia la musique et la composition en autodidacte à l’exception de quelques cours privés. Ce choix fut déterminant pour le développement d’une personnalité libre, en quête constante d’une vision intérieure et poétique qui oriente les opérations pratiques et techniques de la composition musicale. Pour le jeune artiste qui avait commencé à composer dès l’âge de douze ans, les « Settimane Internazionali di Nuova Musica » de Palerme (1960-1968), un des premiers festivals de musique contemporaine en Europe, ne furent pas seulement l’occasion d’entrer en contact avec des compositeurs de pointe de l’époque (parmi lesquels Stockhausen surtout détermina sa personnalité artistique), mais elles lui donnèrent aussi l’occasio de présenter ses premières œuvres en public.
Dans Aka aka to I,II,III, créé en 1968, qui figure au catalogue du compositeur, la végétation luxuriante de sons instrumentaux autour des vocalises du soprano qui chante un texte de Basho, suspend le temps en une extase sonore. Amore e Psiche (1972), le premier opéra de Sciarrino sur livret de Aurelio Pes, élargit cette dramaturgie sonore extatique fondée sur un continuum instrumental qui soutient les vocalises des quatre voix aiguës (contretenor, mezzo-soprano et deux sopranos) et la récitation d’acteur. Dans le domaine de la musique orchestrale, les premières œuvres importantes sont une Berceuse (1969) fondée sur des principes aléatoires où s’enchevêtrent de quatre groupes d’instruments, et Da a da da (1970), toutes deux présentées à la Biennale de Venise.
Dès le début de sa carrière de créateur, une poétique du défi et du dépassement modèle la substance sonore et la forme de ses œuvres. Sa position face au passé n’est pas historico-parodique, mais proche de celle que Luigi Nono résuma dans le titre d’une œuvre-manifeste, La Lontananza Nostalgica Utopica Futura. Il s’approprie la tradition vivante pour en extraire des éléments qui articulent un langage nouveau, mais refuse la « tradition consolidée », académique, qui empêche d’exploiter l’« approche anthropologique » des instruments ; il s’agit non de « se servir des instruments actuels tels qu’ils sont, mais les faire revivre. Donc inventer des sons, des techniques nouvelles que la tradition consolidée empêchait d’apercevoir. »
La virtuosité extrême (surtout celle de Chopin et de Paganini) l’incita à renouveler les techniques et les sonorités des instruments. A partir principe qu’il appelle « inertie auditive », fondé sur le seuil de discrimination de l’oreille incapable d’identifier deux ou plusieurs sons joués à haute vitesse, Sciarrino compose des œuvres où il explore de nouveaux mondes sonores. Dans la première sonate pour piano (1976), la rapidité d’exécution transforme les figures pianistiques en filaments, en phosphènes sonores ; dans les six Capricci pour violon (1975-76), les acrobaties du soliste qui joue surtout sur les harmoniques très aigus métamorphosent la sonorité de l’instrument. L’aboutissement de cette première période est Un’immagine d’Arpocrate, grande œuvre pour piano, orchestre et chœur, dont la composition dura cinq ans (1974-79). L’atmosphère sonore : résonances arcanes (plaques et harmoniques très aigus des instruments à cordes), arabesques du piano, souffles d’instruments à vent, communique un sentiment d’éloignement, de distance abyssale, qui prépare au dévoilement de l’énigme poétique sous-jacente, révélée à la fin de l’œuvre par le chœur qui chante des fragments de Wittgenstein et de Goethe.
Les sonorités évanescentes et fantomatiques, les figures musicales « filantes » si caractéristiques des œuvres des années soixante-dix, ne sont pas tout l’art musical du compositeur. Sciarrino commence à explorer d’autres sonorités qui évoquent les sons du corps ou de la nature (respiration, souffles, battements du cœur, cris d’animaux, percussions, etc). Les instruments à vent qui ont une relation intime, « pneumatique », avec le corps du musicien deviennent le domaine privilégié pour expérimenter ces sonorités et ces figures musicales « biologiques ». Surtout la flûte : All’aure in una lontananza (1977) est le prototype d’une série de pièces pour flûte seule qui vont par la suite renouveler la littérature musicale et la technique instrumentale. Dans chaque pièce, quelques figures musicales produites par de nouvelles techniques d’émission sonore (harmoniques naturels ou artificiels, sons soufflés, respiration amplifiée, glissandos perçants) ou par des techniques d’avant-garde transformées en figures sonores (sons multiples, coups de langue, percussions des clés) sont agencées selon des stratégies différentes qui dramatisent la combinaison et la mise en résonance de ces figures dans l’espace sonore et temporel.
Sciarrino appelle « forma a finestre » (forme à fenêtres) cet agencement des figures où chacune ouvre un espace temporel nouveau ; c’est là un processus couramment exploité en informatique. Dans la présentation de ces œuvres, le compositeur prend de plus en plus conscience que ce processus, de même que la répétition (dans le sens de la « ritournelle » deleuzienne) sont les fondements de l’articulation de sa musique. À partir de cette prise de conscience, le compositeur développera une spéculation sur la relation entre la musique, les autres arts et la conscience humaine dont les principes sont expliqués dans Le figure della musica. Ces figures, empruntées aux processus naturels et mathématiques (processus d’accumulation et de multiplication), à la physique (little bang), à la biologie ( transformations génétiques) et à l’informatique (formes à fenêtre), montrent qu’une forme moderne de psycho-acoustique fonde sa poétique et sa pratique créatrice.
Le renouvellement de son art musical vers la fin des années 1970 se reflète dans le titre de ses œuvres : la dénomination traditionnelle laisse désormais la place à des titres qui suggèrent des images poétiques. Images nocturnes (Ai limiti della notte, Autoritratto nella notte, Allegoria della notte, La navigazione notturna), mythologiques (Hermes, Raffigurar Narciso al fonte, Centauro marino, Venere che le Grazie la fioriscono), énigmatiques (Come vengono prodotti gli incantesimi ?, Muro d’orizzonte), chromatiques (Codex purpureus, Introduzione all’oscuro, Esplorazione del bianco), etc. Ces titres et les notes de programme, ne sont pas destinés à identifier les « sujets » des poèmes sonores correspondants, mais à donner aux auditeurs accès à sa musique. La nuit, le silence, le vide, les jeux de miroir entre images sonores et archétypes culturels, biologiques et anthropologiques, suggèrent des métaphores qui construisent un univers sonore et poétique en constante expansion.
Dans le domaine de la musique pour piano, le compositeur a le même but poïétique que dans la musique pour instruments à cordes ou à vent : concevoir des trajectoires formelles où résonnent des figures sonores qui montrent l’âme de l’instrument ( la nature percussive dans le cas du piano). La quatrième sonate qui repose sur les « résonances mobiles » d’un seul geste pianistique (deux cluster simultanés aux extrêmes du clavier auxquels répondent deux grappes de trois sons au registre central) est certainement la plus radicale des quatre sonates composées au cours des décennies 1980-1990 (deuxième 1983, troisième 1987, quatrième 1992, cinquième 1994).
Après avoir recherché différentes solutions dramaturgiques dans trois œuvres théâtrales composées dans les années 1970 (Amore e Psiche, 1971-72, Aspern, 1978, et Cailles en sarcophage, 1980), Sciarrino inaugure au début des années 1980 une dramaturgie nouvelle annoncée par Vanitas (1981) et Lohengrin (1982-84).
Vanitas, Nature morte en un acte pour voix de mezzo-soprano, violoncelle et piano est un cycle de mélodies sur des fragments choisis parmi des textes polyglottes riches en images suggérées par leur titre (« Vanitas » comme « vanité » baroque et comme « vide »). Lohengrin, om l’action est invisible, est la représentation sonore de la folie d’Elsa dont la voix a une fonction cosmogonique. Comme dans un monologue de Beckett, la scène est un lieu suspendu entre différents états de conscience et différentes réalités intérieures (espace mental : conscience, mémoire) et extérieures (sons de la nature et du paysage sonore environnant). Pour brouiller l’action de la « moralité légendaire » de Jules Laforgue dont il a tiré le livret, Sciarrino fait du texte non seulement un réservoir dont il extrait quelques phrases ici et là, en le recomposant à son gré, mais il inverse aussi l’ordre des événements et des épisodes.
La composition d’une œuvre vocale sera désormais précédée d’un travail sur le texte semblable à un trope en creux. En assemblant des mots et des phrases extraits de textes plus longs, Sciarrino les adapte à ses nécessités poétiques, musicales et dramaturgiques et surtout au principe de l’« action invisible », selon lequel la raison d’être du théâtre musical n’est pas la représentation scénique en soi mais le pouvoir qu’a la musique « de représenter, de susciter de pures illusions ». Ce principe est respecté à la fois dans les œuvres où l’action est réellement « invisible » (La perfezione di uno spirito sottile, pour voix et flûte, 1985, inspiré par un texte orphique ; Infinito nero / estasi di un atto, 1998, monodrame « acousmatique », conçu à partir des extases de Sainte Marie Madelaine des Pazzi), et dans celles représentées au théâtre. Dans les œuvres issuss de textes littéraires (Perseo e Andromeda, 1990, d’après la « moralité légendaire » homonyme de Laforgue, Da gelo a gelo, 2006, d’après le journal de la courtisane poétesse japonaise Izumi Shikibu) aussi bien que dans les celles issues de pièces théâtrales préexistantes (Luci mie traditrici, 1996, d’après Il tradimento per l’onore, drame baroque publié sous le nom de Giacinto Andrea Cicognini ; Macbeth/tre atti senza nome, 2002, d’après Shakespeare). En fait, les textes originels deviennent des prétextes pour activer des noyaux dramaturgiques auxquels Sciarrino est particulièrement sensible : l’impossibilité d’aimer (Lohengrin, Perseo e Andromeda, Luci mie traditrici, Da gelo a gelo), la fascination de la nuit, de l’obscurité et des états à la lisière entre réalité et vision, entre exaltation et folie, l’« écologie sonore » (c’est-à-dire la relation entre action dramatique et son environnement sonore). Une œuvre emblématique où la nuit est associée poétiquement à la folie lucide du génie est Morte di Borromini per orchestra con lettore (1988) qui représente en forme de mélodrame la nuit durant laquelle le grand architecte se suicida à partir du texte autobiographique de Borromini.
Empêché par la sortie de l’opéra de Schnittke sur Gesualdo de montrer les analogies entre l’intrigue du drame du pseudo Cicognini et l’histoire du prince musicien et meurtrier, Sciarrino reprit son projet d’une œuvre théâtrale sur Gesualdo dans La terribile e spaventosa storia del Principe di Venosa e della bella Maria (1999) pour le Théâtre des « pupi » siciliens. Ici, quelques pièces musicales de Gesualdo et de Domenico Scarlatti sont réélaborées pour voix, quatre saxophones et percussions, parmi lesquelles une Gagliarda, elle aussi réélaborée avec d’autres pièces du prince de Venosa dans Le voci sottovetro pour voix et ensemble de huit instruments. Comme Sciarrino le précise dans la présentation de Cadenzario (pour orchestre, 1991), anthologie de cadences mozartiennes interrompues par de brusques coupures, l’interférence entre le temps (et le style) du passé et le temps (et le style) du présent fait jaillir un troisième temps : « la perspective imaginaire ». Le défi de l’intelligence et de la maîtrise du compositeur est un stimulant majeur pour élaborer de cette perspective. La transcription pour flûte (1993) de la Toccata et fugue en ré mineur pour orgue de Bachn est un défi particulièrement audacieux.
Dans les œuvres vocales et théâtrales de Sciarrino, le dépouillement du texte verbal correspond à une vocalité nouvelle fondée sur une constellation de petites figures plaintives qui rappellent une caractéristique de la prosodie : la fluctuation de la hauteur et de l’intensité de la voix selon l’accentuation des mots et la prononciation de la phrase. Souvent la prosodie musicale ne respecte pas la prosodie verbale et il est aussi rare qu’une figure corresponde à un « affect » entre expression verbale et expression musicale. Tout en gardant l’intelligibilité du texte, le compositeur brise la relation traditionnelle entre pathos et signifié, le chant devenant ainsi un pantographe musical exprimant l’anthropologie et la pathologie de la voix humaine.
Au cours des années 1990 le catalogue de Sciarrino s’enrichit d’œuvres instrumentales où il pousse à son point extrême le contraste entre silence et éclat sonore. On entend des coups de pistolet dans deux œuvres pour orchestre (Soffio e forma, 1995, et I fuochi oltre la ragione,1997). En 1997 il expérimente de nouvelles spatialisation du son par des effectifs démesurés de flûtes (Il cerchio tagliato dei suoni per 4 flauti solisti e 100 flauti migranti) ou de saxophones (La bocca, i piedi, il suono per 4 sassofoni contralti e 100 sassofoni in movimento). Dans les Studi per l’intonazione del mare, con voce, quattro flauti, quattro sax, percussione, orchestra di cento flauti, orchestra di cento sax, 2000) les deux ensembles « énormes » sont fondus pour introduire et accompagner la voix d’alto qui chante un texte de Thomas Wolfe sur Saint François d’Assise.
Au cours des dernières quinze années, le compositeur s’est intéressé de près à la musique vocale. L’alibi della parola à quatre voix (1994), L’immaginazione a sé stessa, pour chœur et orchestre (1996) Cantare con silenzio (1999) pour six voix, flûte, résonances et « percutants » et, plus récemment, Quaderno di strada (2003) pour baryton et ensemble instrumental, sont des œuvres particulièrement révélatrices de sa recherche de relations nouvelles entre textes et musique.
Dans Cantare con silenzio, oxymore extrait d’une des extases verbales de Sainte Marie Madeleine des Pazzi, les réflexions philosophiques sur la connaissance (Michel Serres), sur la relation entre temps subjectif et temps objectif (Michel Serres et Henri Bergson) ainsi que les spéculations scientifiques sur le vide et la courbe de l’espace-temps (Edgard Gurzig et Isabelle Stengers) incitent Sciarrino à créer des images musicales équivalentes. Dans le deuxième et troisième mouvement, la relativité du temps subjectif par rapport au temps objectif est suggérée par des déphasages et des décalages progressifs entre les retours des figures, ce qui crée l’illusion que l’axe temporel s’inverse.
Le recueil le plus récent de pièces pour voix et instruments, Quaderno di strada, composé à partir de treize fragments textuels enregistrés dans les cahiers du compositeur (d’où le titre : Carnet de route), est une œuvre particulièrement importante dans el parcours de Sciarrino : on voit comment la création artistique peut sauver de l’oubli des images fragmentaires et éphémères en les magnifiant et en les rendant inoubliables.