Extraits« La musique est séduction ». Sans vouloir assimiler l’œuvre de Luca Francesconi à quelque maxime toujours réductrice, cette courte pensée exprime indéniablement l’un des fondements importants de sa démarche compositionnelle. Cette formulation, pour elliptique qu’elle soit, est l’aboutissement d’une longue réflexion, amorcée durant ses années d’apprentissage au Conservatoire de Milan et sans cesse remise sur le métier jusqu’à aujourd’hui. Elle est suscitée par une double réalité. D’un côté, la fascination pour la tradition musicale occidentale, non seulement les œuvres des maîtres du passé, mais également les outils que cette tradition a forgés au fil des siècles (notamment les instruments, et surtout, le plus extraordinaire d’entre tous : l’orchestre), et de l’autre côté, la jouissance d’une énergie créatrice libre de contrainte, primitive, archaïque (c'est-à-dire non réflexive) vécue dans la pratique nocturne du rock et du jazz.
Pour Francesconi, il ne s’agissait pas de choisir entre l’une ou l’autre de ces réalités vécues, souvent considérées comme antinomiques au sein de la culture musicale occidentale, mais de chercher à les faire coexister : ni négation de l’esprit d’analyse ou d’une recherche portée vers la complexité issue de la tradition – qui s’interdirait toute expressivité ou abandon à l’irrationnel –, ni refus d’une musique énergétique inconsciente de ses mécanismes internes. C’est « dans une danse, proprement dans une danse entre instinct et raison, à la recherche constante d’un équilibre, [que] notre expérience perceptive trouve son accomplissement le plus vrai. C’est donc l’éternel dualisme, et l’éternelle tentative de synthèse. Apollon et Dionysos, bien sûr ! » (...)
Au départ de ce binôme compositionnel, les œuvres de Francesconi sont toujours une tentative de construction d’un sens, d’un signifié musical chaque fois redécouvert. Son attitude est donc fondamentalement différente, à la fois des courants déconstructionnistes de la création contemporaine – dont les tenants cherchent à nier toute empreinte traditionnelle dans le matériau musical (mais que reste-t-il encore à détruire ?)–, comme des tentatives formalistes et de surdétermination de l’écriture, aussi bien que des courants cherchant des solutions soit dans un passé musical muséifié (utilisé comme pièce d’un jeu musical intellectuel et élitiste par essence qui n’est autre qu’un « ballet de morts »), soit dans une quête d’immédiateté émotionnelle par le recours à des langages supposés compréhensibles par un large public. Autant d’académismes de la part de compositeurs retirés « dans [leur] citadelle, dans [leur] laboratoire ultra-protégé qui, paradoxalement, est financé par les mêmes institutions de l’État qu’ils désirent critiquer »3). La responsabilité du créateur contemporain est au contraire pour Francesconi de reconstruire, de refonder, par un parcours analytique synthétique –fruit d’une nécessaire et permanente recherche musicale–, qui soit toujours en syntonie avec la réalité historique contemporaine. En somme un engagement, non nécessairement politique ; un langage qui puisse soutenir un discours musical conscient de son appartenance à une culture déterminée (et donc d’accepter son héritage en jouant avec la pression sémantique dont celui-ci est porteur); une volonté de laisser agir une énergie pure, interne à tout élément musical. Une quête de l’épistèmê inlassablement remise sur le métier, c'est-à-dire la « capacité de vivifier les grandes valeurs de la pensée occidentale, à travers une confrontation continue et risquée, parfois batailleuse, avec les défis du quotidien, avec l’évolution du monde – ou la réponse de la koinê de la planète. »
Les œuvres de Francesconi relèvent donc d’une perpétuelle tentative d’établir un équilibre signifiant entre « la séduction dangereuse de la beauté », sans pour autant « renoncer un instant à la complexité, à la richesse des articulations internes de la pensée, de l’action, et de l’élaboration musicale ». Le cycle sur la mémoire, Studio sulla memoria (Richiami II, 1989-1992 ; Memoria, 1990 ; Riti neurali, 1991 ; et A fuoco, 1995) est révélateur de cette palingénésie du sens, aboutissement d’une recherche inlassable et nécessaire sur le langage musical. (…)
Sa position de compositeur se conçoit donc toujours comme celle d’un voyageur infatigable (le Wanderer, auquel il consacra une vaste composition éponyme pour orchestre en 1998-1999) parcourant les espaces linguistiques à la recherche de leurs frontières toujours mouvantes ; une étude éthologique portée sur l’homme pour sonder les limites entre bruit et son, entre instinct et raison. Chaque situation ou élément musical donne ainsi lieu à une enquête minutieuse sur les différentes relations qu’il est susceptible d’établir avec le milieu qui l’entoure : depuis, par exemple, les interactions multiples des instrumentistes entre eux – comme dans Riti neurali (1991), pour violon et dix-huit instruments, « où le soliste occupe un grand nombre de situations par rapport au petit orchestre (l’entraînant, lui obéissant, le contredisant, l’ignorant, etc.), comme autant de postures. […] La complexité du contrepoint […] vient de la simultanéité de postures différentes. » – jusqu’à la confrontation de matériaux musicaux distincts – comme dans Mambo (1987) pour piano, où « la texture de l’œuvre se compose de trois couches plus ou moins répétitives, dont la rivalité donne à la pièce sa dynamique. » Cette courte pièce pour piano servira de matériau de base pour la composition d’Islands (1992), concerto pour piano et orchestre de chambre, en faisant proliférer ces relations explorées furtivement en 1987.
« La musique est séduction » : « Il n’y a que cela qui puisse être en profondeur. C’est une expérience riche et exhaustive qui, outre le premier niveau de la fascination sensorielle, mobilise aussi notre cerveau. »