Pour une partie du public amateur d'opéra, la disparition de la soprano suédoise Elisabeth Söderström, morte le 20 novembre, à l'âge de 82 ans, d'une attaque survenue il y a quelques années, est peut-être une nouvelle moins frappante que celle de Birgit Nilsson (1918-2006). Car sa consoeur et compatriote était une star mythique, un gosier à la puissance et au métal légendaires. Elisabeth Söderström était davantage une chanteuse pour musiciens, une grande artiste avant d'être une voix d'exception.
Dates clés 27 mai 1927
Naissance à Stockholm.
1947
Débuts sur scène à Stockholm.
1959
Débuts au Metropolitan Opera de New York.
20 novembre 2009
Mort à Stockholm.
Pourtant, la Suédoise a fréquenté les plus grandes scènes lyriques : elle se fait applaudir, dès 1955, au Festival de Salzbourg, dans un petit rôle du Palestrina d'Hans Pfitzner ; au Festival de Glyndebourne, en Angleterre, où elle se présente pour la première fois, en 1957, dans le rôle du Compositeur d'Ariane à Naxos, de Richard Strauss, et où elle restera très aimée du public pendant de nombreuses années. Elle débute, en 1959, au Metropolitan Opera de New York, en Suzanne des Noces de Figaro, de Mozart - elle sera par la suite une grande Comtesse, dans le même ouvrage. En 1959 également, elle fait ses premiers pas au Covent Garden de Londres dans un opéra de science-fiction, Aniara, du Suédois Karl-Birger Blomdahl (1916-1968), et dans Alcina, d'Haendel.
La soprano aurait certainement chanté davantage au Met si elle n'avait pas renoncé à des séjours lointains et prolongés au bénéfice de sa vie de couple, avec Sverker Olow, qu'elle avait épousé en 1950, et de l'éducation de ses enfants.
Elle avait accepté de chanter Musetta, dans La Bohème, de Puccini, alors qu'elle était enceinte de sept mois de son troisième fils, mais elle déclinera d'autres invitations new-yorkaises après 1964. Rudolf Bing, l'impitoyable directeur du Met, en concevra quelque rancoeur : il la cite à peine dans ses Mémoires (5 000 Nights at the Opera, Doubleday, 1972). Le Met la réinvitera cependant à l'occasion, très prestigieuse, de son Gala du Centenaire, en 1983, pour chanter la scène finale du Chevalier à la rose (dont elle a donné une magnifique interprétation dans un disque d'extraits de l'opéra de Strauss, avec Régine Crespin et Hilde Güden, sous la direction de Silvio Varviso chez Decca). Elle reviendra au Met, en 1999, sortant de sa retraite, pour incarner la vieille comtesse de La Dame de pique, de Tchaïkovski.
C'est donc en Europe qu'elle se produira le plus souvent, et plus particulièrement à l'Opéra royal de Stockholm, dont elle était pensionnaire depuis 1950, et en Angleterre, pays qu'elle aimait et qui le lui rendait bien. Elle avait été faite Commandeur de l'Empire britannique en 1985 et l'une des locomotives de l'Eurostar porte son nom. Sa maîtrise de l'anglais, comme de beaucoup d'autres langues, lui permettait d'aborder la Gouvernante du Tour d'écrou, de Benjamin Britten, ou les deux rôles-titres de l'opéra magnifique et méconnu de Frederick Delius (1862-1934) Fennimore and Gerda (1910), d'après le roman Niels Lyhne, de l'écrivain danois Jens Peter Jacobsen (1847-1885), l'une des perles les plus secrètes de sa riche discographie (1 CD EMI, collection British Composers).
Elle chantait les ouvrages de son répertoire tantôt en suédois, à l'Opéra royal de Stockholm, tantôt dans la langue originale. Un récital (publié en 2003 par le petit label Bluebell Records) fait entendre une très exotique Shéhérazade, de Maurice Ravel, en suédois, alors que son français chanté était bon, quoique assez nasal, comme en témoigne une autre version du triptyque, dans la langue originale, sous la direction de Pierre Boulez (un CD BBC Legends), ou sa version discographique des Illuminations, sur des poèmes de Rimbaud, de Benjamin Britten (Arabesque, 1993) qu'on ne recommandera pas, car gravée trop tard : la voix y est acide et instable. Sans oublier sa Mélisande, mystérieuse mais charnelle, dans l'enregistrement (1970) de Pelléas et Mélisande, de Debussy, par Pierre Boulez (trois CD Sony classical).
Fille d'un officier de marine suédois et d'une mère russe, respectivement ténor et pianiste amateurs, Elisabeth Anna Söderström naît à Stockholm le 27 mai 1927. Elle suit, dès l'âge de 14 ans, l'enseignement d'Andrejewa de Skilondz (1882-1969), une soprano colorature russe également professeur de la grande basse finlandaise Kim Borg (1918-2000), qui lui inculquera les bases d'une technique saine et solide fondée sur le chant mozartien. "Madame Skilondz", comme l'appelait respectueusement Söderström, lui donnera un précieux conseil : ne jamais chanter Verdi ou Wagner, qu'elle pensait trop lourds pour son élève.
Si Elisabeth Söderström n'avait en effet pas un organe d'une puissance exceptionnelle, sa voix était bien projetée et "passait" facilement les orchestres, y compris celui, fameusement difficile, de Leos Janacek, aux héroïnes duquel sa carrière est particulièrement attachée, notamment grâce aux enregistrements de référence qu'elle grava, pour Decca, de Katia Kabanova, Jenufa et L'Affaire Makropoulos, de 1977 à 1982, en compagnie de Sir Charles Mackerras, à une époque où Janacek était encore très peu connu du grand public.
Elisabeth Södertröm a pourtant à son actif des "records" vocaux rarement égalés, comme celui d'avoir incarné les trois rôles principaux (Sophie, Octavian et la Maréchale) du Chevalier à la rose, de Richard Strauss, ou les quatre rôles féminins des Contes d'Hoffmann de Jacques Offenbach. Elle était capable de convaincre aussi bien en Rosalinde, dans La Chauve-Souris, de Johann Strauss, qu'en Marie, dans Wozzeck, d'Alban Berg.
Curieuse et ouverte à des répertoires et des pratiques diverses, elle travaillera aussi avec des instruments anciens et des musiciens "historiquement informés" (son enregistrement du Couronnement de Poppée, de Monteverdi, en 1972, avec Nikolaus Harnoncourt, chez Teldec, ses Lieder sur des poèmes de Goethe, avec Paul Badura-Skoda au pianoforte, en 1981, chez Astrée). Ses talents d'actrice (elle avait songé à cette carrière avant d'envisager de devenir chanteuse) donnaient un poids et une profondeur supplémentaires à ses interprétations scéniques.
Fine musicienne
A son tour, Elisabeth Söderström deviendra un remarquable professeur de chant, réputée pour ses classes de maître, qui seront son activité principale, après sa retraite, avec les mises en scène d'opéra qu'elle signera en Europe et aux Etats-Unis. Elle était devenue, en 1991, la directrice du Théâtre royal de Drottningholm, où elle avait fait ses débuts dans Bastien et Bastienne, de Mozart, en 1947, à l'âge de 20 ans, et qui a servi de décor (reconstitué) à Ingmar Bergmann pour son film La Flûte enchantée (1975). En 1997, elle décida de renoncer à ce poste parce que cette année marquait les cinquante ans de ses débuts sur scène dans les mêmes lieux mais aussi, rapporte le Daily Telegraph, parce que, fidèle à son légendaire sens de l'humour, elle pensait que "cela ferait bien sur (sa) pierre tombale et dans les dictionnaires."
A 20 ans, la même année que celle de ses débuts sur scène, cette fine musicienne donnait le premier de très nombreux récitals avec piano. Pour Decca, son principal label, elle gravera, en 1975, avec le pianiste islandais d'origine russe Vladimir Ashkenazy, une remarquable intégrale des mélodies de Serge Rachmaninov.
Suivront un disque Tchaïkovski ainsi que quelques mélodies de Jean Sibelius dans le cadre de l'intégrale du baryton finlandais Tom Krause et du pianiste américain Irwin Gage. Elle aura aussi contribué à faire découvrir des compositeurs nordiques peu connus en dehors des frontières de cette région et apporté sa réputation à des créations, dont The Aspern Papers, écrit pour elle par l'Américain Dominick Argento (né en 1927) et créé à l'Opéra de Dallas, en 1988.
Elisabeth Söderström faisait partie de ces artistes qui ne dénigrent pas leurs collègues et sont respectés de tous. Elle était admirée autant pour son intégrité personnelle qu'artistique. Tout cela fait d'elle une chanteuse sans histoires, mais certainement pas une chanteuse sans histoire.
Renaud Machart