Propos recueillis par Bernard Mérigaud, Télérama n° 3083
Quelle est votre relation quotidienne avec le piano ?
J'aime l'instrument, au point d'en caresser le vernis, de l'embrasser avant de jouer... et l'odeur... vous avez déjà senti l'intérieur d'un Bösendorfer ? Pourtant, j'ai vendu le mien il y a dix ans. Je l'appelais Bucéphale, comme le cheval d'Alexandre le Grand. Ce ne fut pas sans larmes, mais je refuse désormais de posséder un piano chez moi, au risque de m'y enivrer des heures entières, en improvisation, en déchiffrage, au détriment d'un travail rigoureux. Aussi, après une préparation mentale de la partition, je vais systématiquement chez des amis dont je possède les clés. Mais en leur absence. J'ai besoin de m'enfermer à double tour sitôt arrivé. Je suis pleinement heureux de jouer sur des instruments chaque fois différents, moyens, inégaux, avec des sonorités approximatives. C'est en creusant, en raclant ces failles que je dois trouver des solutions pour parvenir aux couleurs que je cherche. Pour progresser. Par la suite, en concert, le fétichisme de l'instrument devient relativement secondaire tellement j'ai l'habitude de dialoguer avec tout type de piano.
S'installer chez les autres pour se chercher en tant qu'artiste, se chercher soi en travaillant des partitions, n'est-ce pas un peu paradoxal ?
Un chez-soi, c'est pesant. Tous les deux ans, je cherche à déménager... Je dois aussi avoir un côté vampire. Je suce le sang de mes amis. La charge de vécu, d'affectif et d'intimité que vous renvoie un appartement, c'est énorme. J'absorbe tout. « Vous ne me voyez jamais, mais, sans le savoir, vous œuvrez pour moi », dis-je à ces amis, à qui, en plus, je demande de mettre leurs propres partitions sous clé. Car je suis incapable de résister. L'année où je préparais mon disque Couperin, il traînait dans la pièce un gros volume de pièces de Jacques Duphly (1). A chaque interruption, je jouais La Pothouin, comme on déguste une sucrerie interdite. Au final, elle se trouve sur le disque.
Comment abordez-vous les séances d'enregistrement ?
Encore un rituel. J'arrête tout contact avec le piano une semaine avant. Une manière d'attiser mon désir, comme on met de la distance dans un couple pour raviver la flamme des retrouvailles. Le temps, aussi, de me dépouiller de tous les réflexes, des trucs et tics de pianiste engrangés durant la préparation, plus ou moins consciemment. Deux jours avant d'entrer en studio, je panique : comment mes doigts vont-ils réagir ? Serai-je inspiré ? Alors je fonce vers un de mes pianos d'emprunt, j'actionne quelques touches, pas plus d'une minute, et je retourne chez moi vite fait. Fébrile. Une séance d'enregistrement débute toujours par quelques heures de balance sonore. Et là, je me rue. Les œuvres rejaillissent en cascade. Je suis comme une vieille salade qui reprend vie en baignant dans l'eau. J'aime les prises longues, fluides, liquides, qui coulent sans obstacle jusqu'à l'oreille de l'auditeur. Le montage le plus habile qui soit ne rachètera jamais la faiblesse du discours. L'acharnement non plus. Enregistrer, c'est être cohérent avec soi-même. Au besoin, s'arrêter deux heures. Sortir. Ou méditer. Et revenir, autre.
La vie de concertiste vous plonge dans des affres semblables ?
C'est une vie de sportif de haut niveau. Je dois donc entretenir ma carrure de moineau. Je pourrais écrire un livre sur les piscines du monde entier. Il faut un sacré mental aussi, pour, le matin, se lever dans un pays étranger et se dire : ce soir je joue devant deux mille personnes, tel programme, dans telle acoustique, avec un piano étranger à dompter, sous cinquante projecteurs. Je n'ai pas le droit de m'y rendre comme au bureau. La journée, je dois donc effectuer tout un travail d'anticipation pour arriver sur scène avec l'excitation et la peur au ventre. Dans les dix pas qui séparent les coulisses du piano, je perçois ce que sera l'atmosphère du concert.
Quel drôle de métier ! Dans le classique, vous profitez sans honte d'applaudissements qui reviennent à Mozart ou à Beethoven. Pianistes, nous sommes les seuls musiciens qui ne s'expriment pas sur leurs propres instruments. Qui plus est, dans une position bizarrement tordue : les seuls artistes à se présenter au public uniquement de profil, et priés de trouver un équilibre entre, d'un côté, le vide abyssal du fond de scène, de l'autre, la masse compacte des auditeurs dont on capte chaque individualité. J'aime ce frisson. Je pense à Arthur Rubinstein. Sur la fin de sa carrière, on lui demanda s'il craignait la mort. « Comment voulez-vous ? Toute ma vie j'ai été habillé en croque-mort devant un instrument qui ressemble à un cercueil. »
Mais ces vertiges magnifiques se sont parfois accompagnés de quelques troubles ?
Des troubles obsessionnels compulsifs (TOC). Sans crier gare, dans les cinq premières minutes du concert, mes mains ne répondaient plus. Grâce à un exercice de méditation avant d'entrer en scène, je les maîtrise dorénavant. Enfin Alexandre
Tharaud pose ses mains bien à plat sur la table, tendues, à l'arrêt] ils sont toujours là, comme des chiens qui attendent le signal pour bondir. Pour trouver une solution, j'ai dû m'arrêter un mois. C'est devenu maintenant une nécessité. Un décembre sabbatique. Sans toucher au piano. Avec toujours les mêmes effets. La première semaine je tombe malade. La seconde je récupère. Il me reste alors quelques jours pour goûter la vie réelle de monsieur Tout-le-monde. Avant de repartir.
Et vos trous de mémoire ?
Je n'ai jamais autant travaillé de ma vie, mais je serais incapable, là, sur l'instant, de vous jouer sans blanc un mouvement de concerto. Imaginez alors la honte et la panique devant un orchestre au grand complet. Il y a trois ans, j'ai même failli arrêter la scène. Peu de pianistes en parlent, et pourtant... J'ai donc pris la décision radicale de tout jouer avec partition. Et cela s'apprend. Vous ne la regardez pas forcément, mais c'est une ceinture de sécurité. Avoir le texte présent physiquement sur scène vous donne aussi une position plus humble face au public. La partition est là comme un acteur qui vous donne la réplique. Vous n'êtes plus une sorte de surhomme qui semble créer de mémoire une musique qu'il n'a pas composée.
L'aspect jeux du cirque fait pourtant partie des plaisirs du récital ?
nfant, je voulais être prestidigitateur. Le travail de disparition-apparition avec les mains. Que les gens ne comprennent pas comment je fais. Avoir mes secrets. Mais je voulais exclusivement exercer dans un cirque. C'est, encore aujourd'hui, la vie d'artiste qui me fascine le plus et le lieu où je décolle, où j'oublie absolument tout. Imaginez... Faire rêver de l'enfant au vieillard, le travail d'équipe qui me manque tant comme pianiste, monter et démonter son chapiteau chaque jour, la vie quasi monacale en roulotte, le danger permanent, la mort qui rôde sur la piste avec les numéros de trapézistes ou ceux avec les fauves.
Comment en êtes-vous venu à travailler avec Bartabas ?
C'est lui qui m'a appelé après mon enregistrement des Concertos italiens de Bach, pour que je les interprète durant son spectacle, dans le théâtre antique de Fourvière, à Lyon, en plein air, devant six mille spectateurs. Je craignais de ne pouvoir me concentrer, surtout avec le martèlement des sabots. La rencontre fut d'une violence, d'une intensité unique et d'un silence absolu. La terre volcanique, sur la piste, absorbait tout bruit parasite. Et Bartabas tournait, tournait lentement autour de moi, de plus en plus près, la robe de son cheval effleurant mon dos. Une sensation électrique. Bartabas et son cheval, moi et ma grosse bête à trois pieds avons trouvé des similitudes dans une manière de faire des gammes ou de travailler les animaux. Dans la discipline de soi, aussi. J'aime aller vers d'autres formes d'art, celle des plasticiens par exemple, des acteurs de théâtre avec qui je me produis souvent. Mais sans chercher la « fusion », ce mot est un cliché vide de sens. Le vertige, c'est d'entamer un étrange ballet, de se chercher, se renifler, de rapprocher deux épidermes dans un frisson magique.
Comment avez-vous acquis ce goût des arts de la scène ?
Je suis né sur scène. D'un père chanteur puis metteur en scène d'opérette. Je passais tous mes week-ends dans les théâtres du nord de la France. Je faisais de la figuration. Chaque grain de poussière des coulisses m'appartenait. J'étais roi en mon royaume. Aujourd'hui encore, je me sens plus chez moi dans un vieux théâtre que dans mon propre appartement. Ma mère, danseuse, m'a donné des cours.
Comment avez-vous vécu la discipline du conservatoire ?
Mes parents m'ont mis au piano à 5 ans, et j'ai eu la chance de rencontrer un professeur exceptionnel au conservatoire du 14e arrondissement : Carmen Taccon. D'une voix très douce et d'une autorité très forte, elle m'a donné des leçons de vie, m'a appris à respirer physiquement en faisant parler le piano : « Articule. Mets des syllabes, des mots sur chaque note, que chacune d'elles ait un sens. » Pour elle, le bras qui prolonge la main au contact du clavier était comme un tuyau d'orgue propageant l'onde sonore dans tout le corps. Aussi, dès qu'on se crispe, qu'un stress se fixe dans le poignet ou dans l'épaule, la mécanique se grippe. Alors on triche avec un coup de pédale, ou on compense en voûtant le dos. Les mauvaises habitudes... qui finissent par s'entendre. Un chanteur, dès les premières vocalises, apprend à travailler avec son corps. Un violoniste, lui, est obligé d'adopter une posture physique extrême, ne serait-ce que pour bien tenir son instrument. Le piano, c'est facile à jouer, dans n'importe quelle position...
Et vos neuf ans au Conservatoire supérieur ?
J'y suis entré à 14 ans. J'étais très jeune. Un peu ridicule avec ma petite cravate ficelle en skaï et mon air de péteux fier d'être arrivé là. Une carapace. Je n'y fus pas heureux. L'enseignement était alors exclusivement tourné vers les concours, pas vers la musique. Le jour où j'ai voulu entrer dans une autre classe simplement pour assister à un cours différent, voir d'autres élèves, on m'a claqué la porte au nez. Je voulais accompagner des chanteurs... Refusé !
Dans quel état en êtes-vous ressorti ?
Dans un grand désarroi. Deux ans sans projet, sans concert. Mais cette période reste une des plus fécondes de ma vie. Je me suis reconstruit en m'enregistrant sur un minicassette ingrat. Je suis devenu mon propre prof. Et je me suis ouvert à la musique de chambre, pour les plaisirs neufs de l'échange. Dès que quelqu'un entrait chez moi, musicien ou non, je lui demandais de tapoter quelques notes sur mon piano et j'improvisais à côté de lui. Pour gagner ma vie, j'accompagnais des films muets. Se changer dans la cabine de projection, se glisser dans le noir et donner une couleur à chaque personnage sur l'écran, tirer les ficelles d'une troupe d'acteurs en reléguant ceux que je n'aimais pas au second plan musical, valoriser mes favoris... Etre à l'écoute d'un film muet, quelle belle approche de la musique !
Comment arrive-t-on à ce crime de lèse-baroqueux : enregistrer au piano, et non au clavecin, Rameau, Couperin et Bach ?
Dans les années 60, les pianistes furent dépossédés de tout un pan du répertoire que les musiciens baroques se réappropriaient avec raison, goût et une recherche du style à laquelle doit tendre chaque jeune pianiste. Mais notre lien à Rameau a changé, notre morphologie, notre rapport auditif au monde ne sont plus les mêmes. Je ne suis pas sûr que l'authenticité passe par un instrument donné. Mais par la manière de redonner vie à cette musique. Au départ, m'attaquer à Rameau et à Couperin était un travail pour approfondir leur filiation : Ravel, Debussy. J'ai sauté le pas en 2001, l'année où Simon Rattle jouait les Boréades de Rameau sur instruments modernes, et Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre Pelléas et Mélisande, de Debussy. Où étaient les frontières ? En outre, les musiciens baroques nous ont enseigné la liberté, le culot dans les tempi et l'ornementation : il y a plus de différences, d'audaces de parti pris entre deux clavecinistes jouant une pièce de Bach qu'entre deux pianistes dans Chopin. Alors profitons-en !
Vous venez d'enregistrer Erik Satie. Comment aborder l'univers de celui qui se définissait comme « un ouvrier acousticien sans grand savoir » ?
... qui écrivait de la « phonométrie », ajoutait-il. J'aime son côté artisan n'ayant jamais suivi le cursus de ses pairs. Cette humilité. Interpréter Satie, c'est désapprendre. Rien que de penser cela, la position de mes mains change en se posant sur le clavier. Sous la fausse naïveté de Satie, des puits sans fond. Des formes brèves, elliptiques, qui ont l'amplitude d'arches de vies entières. Un humour constant pour relativiser la gravité, la solitude. Dans sa pièce Avant-dernières Pensées, de tendance debussyste, il écrit sur la partition : « Mon cœur a froid dans le dos. La lune s'est brouillée avec ses voisins et le ruisseau est trempé jusqu'aux os. » Il ne voulait pas qu'on lise ses textes sur la musique. C'est juste un clin d'œil de connivence entre lui et l'interprète. Un secret entre nous. Une manière de dire : « Ne sois pas trop triste, je suis là. »
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