Parcours de l'œuvre, par Philippe Albèra
(extraits)
Après des débuts fracassants, Benjamin s'est retiré en lui-même, dans une quête d'absolu conduisant à une ascèse et à une recherche stylistique obstinée : si, après deux œuvres de jeunesse déjà très abouties, il lui faudra plus de dix ans pour écrire ses trois grandes pièces suivantes, Antara, Upon Silence et Sudden Time, liées à des préoccupations plus abstraites, moins immédiatement séduisantes.
L'absolu, pour Benjamin, advient par l'écriture. Si pour Benjamin l'harmonie, considérée comme une question centrale de la musique du XXe siècle, lui fut donnée, la linéarité polyphonique fut une conquête de haute lutte, un effort pour transformer en une forme mouvante et multiple des sonorités d'une beauté irradiante.
Compositeur intuitif, il cherchera à conserver une relation spontanée au langage, loin des systématisations fondées sur une approche plus conceptuelle. Cette attitude explique aussi bien l'explosion créatrice des débuts que les difficultés d'évolution rencontrées par la suite.
Il est non moins tentant d'invoquer, à côté de Debussy, les influences mêlées de Scriabine (avec sa recherche d'équivalence entre le son et la couleur), de Schoenberg (la fameuse pièce centrale de l'opus 16, dont le titre, "Farben" [couleurs], est en soi programmatique), ou de Messiaen, avec ses synésthésies sons-couleurs. De fait, l'œuvre doit à chacun de ces illustres prédécesseurs dans sa tentative de structurer la forme à partir de la sonorité en tant que telle.
Le projet d'une grande œuvre d'orchestre, qui devait occuper Benjamin durant près de dix ans, allait constituer une véritable épreuve dans cette volonté de réorientation : elle débouchera sur la création de Sudden Time en juillet 1993. Cette œuvre pour grand orchestre constitue l'arrière-plan des pièces composées entre 1986 et 1990 : Three Studies for Solo Piano (1982-86), Antara (1987) et Upon Silence (1990), trois œuvres qui explorent des territoires extrêmement divers dans lesquels surgissent avec force des modèles stylistiques et historiques que l'on n'attendait guère. « Au fond, dira Benjamin plus tard, ma crise reposait sur la volonté d'avoir plus de vitalité dans les lignes mélodiques, plus de clarté dans la polyphonie, plus de vitesse, d'énergie dans la conception totale de la texture, ce qui signifie, toutes ces choses étant liées, plus d'intérêt dans la forme, en d'autres mots une architecture plus multidimensionnelle, moins sectionnée. » (George Benjamin, Les règles du jeu, p. 22).
Three Inventions - Le plus surprenant, lorsqu'on écoute cette œuvre à plusieurs reprises, c'est la palette de couleurs et de caractères réalisées au travers d'une constante clarté d'écriture, chaque note, chaque inflexion, jusqu'aux moindres nuances, s'entendant distinctement. Que cette clarté réfracte un domaine sombre et dramatique, exploré dans cette pièce visionnaire à un point rarement atteint, comme si le compositeur voulait se protéger de son emprise, laisse penser qu'elle est moins un classicisme, comme on l'a dit parfois, qu'une lutte acharnée contre le chaos qui la menace, contre les paralysies d'un bonheur inaccessible, ce qui expliquerait la lenteur d'élaboration des œuvres, la difficulté d'une victoire jamais assurée sur les forces obscures et les idéalisations extrêmes, mais aussi, l'affirmation de celle-ci dans la forme même. De là peut-être la beauté cruelle qui se dégage des pièces, et notamment de ce final de Three Inventions, l'équilibre rare entre une maîtrise absolue, une rigueur sans faille, et un contenu d'une extrême violence intérieure, où sourd une force quasi destructrice. Les Three Inventions sont une pièce maîtresse du compositeur, et dans l'ampleur de son parcours — ce passage imprévisible de la candeur initiale au dramatisme de la fin —, comme l'une de ses plus grandes réussites, le portrait le plus profond de l'homme et du compositeur.
Viser des formes expressives qui mêlent des affects contradictoires, tel pourrait être un des points centraux de l'esthétique de Benjamin, à l'origine de sa conception même de l'harmonie et de la polyphonie. Il rassemble ainsi dans son œuvre, en la magnifiant, toute l'évolution passée, évitant les territoires incertains où une autre musique s'inventerait, sur un sol vierge ; Benjamin est plus un musicien de la mémoire et de la synthèse que de l'expérimentation. Si ses œuvres ont une réelle densité d'écriture, condensant des gestes amples à l'intérieur de durées modestes — on songe ici à la non-pesanteur mozartienne — elles cherchent aussi à raconter des histoires pleines de rebondissements à l'aide des seules notes de la gamme chromatique, sans utiliser le moindre effet, ou l'extension radicale du matériau. Dans sa démarche, Benjamin s'est tenu à l'écart des déconstructions de Lachenmann et des saturations de Ferneyhough comme des techniques de Boulez, sans doute trop proches de lui. Ses idées sont directement liées à la réalité sonore, au travail de l'écriture, et non posées a priori ; elles sont déterminées par une forme d'hypersensibilité au phénomène sonore, pour laquelle un fugitif halo d'harmoniques au-dessus d'une ligne mélodique, ou une légère oscillation sur une note, suscitent une intensité d'émotion qui chez d'autres exigeraient un geste fort, un changement brusque de texture, un choc. Sa musique est sans pathos.
La musique de Benjamin ne facilite guère la tâche du commentateur, car elle se donne à travers sa propre structuration, et seulement à travers elle, dans la tension d'une forme qui se construit note par note. Elle est musique pure. Aussi exige-t-elle des oreilles affûtées, capables de saisir les relations entre les sons, et leur aura ; alors, apparaît un monde intérieur où la fantaisie de l'enfance, son sens du merveilleux et du terrifiant, s'allient à une conscience aiguisée pour laquelle chaque note, chaque signe, chaque moment possède un sens plein et bouleversant.
Ircam - Centre Pompidou, 2009